La biostase humaine (par exemple via la cryoprĂ©servation, gĂ©nĂ©ralement appelĂ©e cryonie) a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e pour la premiĂšre fois en 1967 sur le Dr James Bedford aprĂšs son dĂ©cĂšs dĂ» Ă un cancer du rein. Depuis, 559 personnes ont Ă©tĂ© cryoprĂ©servĂ©es aprĂšs leur dĂ©cĂšs (lĂ©gal), et plus de 4 000 personnes se sont inscrites pour ĂȘtre cryoprĂ©servĂ©es aprĂšs leur mort Ă lâavenir.
Pratiquement toutes les personnes qui sâinscrivent le font avec lâhypothĂšse que, si leur cerveau est bien prĂ©servĂ©, elles-mĂȘmes sont « prĂ©servĂ©es », y compris leurs souvenirs, leur personnalitĂ©, leur identitĂ© et leur conscience. Et quâelles pourraient, potentiellement, ĂȘtre rĂ©animĂ©es une fois que la technologie mĂ©dicale aura suffisamment progressĂ©.
Bien quâil soit aujourdâhui possible de choisir la cryoprĂ©servation â gĂ©nĂ©ralement par un accord de don du corps Ă la science comme choix de fin de vie â il nâest pas encore possible dâinverser le processus et de rĂ©animer quelquâun depuis la cryostase. En rĂ©alitĂ©, les prĂ©dictions quant Ă la faisabilitĂ© et au moment oĂč cela pourrait ĂȘtre possible vont de « probable » à « impossible », et de quelques dĂ©cennies Ă plusieurs milliers dâannĂ©es â aucune de ces prĂ©visions nâĂ©tant fondĂ©e sur des argumentations ascendantes partiellement fiables.
NĂ©anmoins, un groupe de personnes en lente croissance choisit cette option, en faisant valoir que les autres choix de fin de vie (notamment la crĂ©mation et lâinhumation) ne laissent absolument aucune chance de vivre encore ou Ă nouveau.
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Beaucoup a Ă©tĂ© Ă©crit sur le sujet, mais les considĂ©rations Ă©thiques et morales nâont suscitĂ© quâune attention limitĂ©e, en dehors de quelques discussions de haut niveau. Ici, nous nous concentrons sur la question morale de proposer la cryoprĂ©servation humaine (ou dâautres formes de biostase), câest-Ă -dire : faut-il proposer la cryoprĂ©servation humaine malgrĂ© ses limites actuelles, et si oui, quelles responsabilitĂ©s et quels principes directeurs un fournisseur devrait-il respecter.Pour commencer, nous allons briĂšvement rappeler comment fonctionne la cryoprĂ©servation, oĂč en est la science, et pourquoi la rĂ©animation Ă partir dâun Ă©tat cryoconservĂ© nâest actuellement pas possible.
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Cryopréservation humaine
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La cryoprĂ©servation humaine est une procĂ©dure mĂ©dico-scientifique avancĂ©e qui implique lâutilisation dâagents cryoprotecteurs et de tempĂ©ratures extrĂȘmement basses afin de prĂ©server un corps en limitant autant que possible les dommages. ThĂ©oriquement, un corps pourrait rester dans cet Ă©tat indĂ©finiment sans dĂ©gradation significative. Les procĂ©dures exactes utilisĂ©es pour cryoprĂ©server un patient peuvent varier selon les circonstances individuelles (par exemple, lâĂ©tat du patient avant la dĂ©claration de dĂ©cĂšs ou le temps Ă©coulĂ© entre cette dĂ©claration et le dĂ©but de la procĂ©dure).
La logique fondamentale est la suivante : lorsque le cĆur dâune personne cesse de battre, ses cellules ne reçoivent plus dâoxygĂšne. Dans la plupart des cas, le corps ne peut survivre que 4 minutes environ sans oxygĂšne avant que des lĂ©sions cĂ©rĂ©brales (actuellement) irrĂ©versibles ne surviennent. Toutefois, abaisser la tempĂ©rature corporelle rĂ©duit le mĂ©tabolisme et, par consĂ©quent, la quantitĂ© dâoxygĂšne dont chaque cellule a besoin. Cela a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© dans des cas comme celui dâAnna BĂ„genholm, qui a survĂ©cu Ă 40 minutes dâarrĂȘt circulatoire dans un lac gelĂ© sans sĂ©quelles majeures.
Ă mesure que la tempĂ©rature corporelle baisse, le mĂ©tabolisme ralentit, puis, une fois un seuil suffisamment bas atteint, il sâinterrompt presque complĂštement. Une fois que la tempĂ©rature descend sous ce que lâon appelle la tempĂ©rature de transition vitreuse (et si un agent cryoprotecteur a Ă©tĂ© utilisĂ©), un patient peut rester prĂ©servĂ© sans subir de dommages (supplĂ©mentaires) pendant des pĂ©riodes extrĂȘmement longues.
Atteindre et maintenir cet Ă©tat avec le moins de dommages possible est lâobjectif principal de la premiĂšre Ă©tape de la cryoprĂ©servation. La seconde Ă©tape est la rĂ©animation, si et lorsque cela devient possible.
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Ătat actuel de la science de la cryoprĂ©servation
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Selon les standards actuels, les premiĂšres cryoprĂ©servations Ă©taient assez rudimentaires. Ces premiers cas consistaient tous en une « congĂ©lation directe », câest-Ă -dire que les patients Ă©taient refroidis jusquâĂ la tempĂ©rature de lâazote liquide sans utilisation dâagents cryoprotecteurs (des types dâantigel de qualitĂ© mĂ©dicale), ce qui entraĂźnait une formation importante de glace dans lâensemble du corps.
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Depuis ces dĂ©buts, les procĂ©dures de cryoprĂ©servation humaine se sont considĂ©rablement amĂ©liorĂ©es. Aujourdâhui, le sang du patient est retirĂ© puis remplacĂ© par des agents cryoprotecteurs spĂ©cialisĂ©s (ou CPAs), qui abaissent le taux de refroidissement critique (le taux nĂ©cessaire pour Ă©viter la formation de cristaux de glace) du corps. Ces CPAs sont hyperosmotiques, ce qui signifie quâils extraient lâeau des tissus environnants. Dans des conditions idĂ©ales, cela permet une cryoprĂ©servation avec trĂšs peu, voire quasiment aucune formation de glace. Les CPAs sont toxiques, câest pourquoi les patients sont dâabord perfusĂ©s avec des concentrations trĂšs faibles. Ă mesure que la tempĂ©rature corporelle (et donc le mĂ©tabolisme) diminue, la concentration des CPAs est progressivement augmentĂ©e, afin de limiter la toxicitĂ© autant que possible.
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AprĂšs la perfusion, la tempĂ©rature est encore abaissĂ©e. Aux environs de -130âŻÂ°C, la tempĂ©rature dite de transition vitreuse est atteinte : les tissus passent alors Ă un Ă©tat vitrifiĂ© (un Ă©tat amorphe, semblable au verre). La tempĂ©rature est ensuite progressivement rĂ©duite jusquâĂ -196âŻÂ°C (ou -140âŻÂ°C dans le cas dâun stockage Ă tempĂ©rature intermĂ©diaire), sur une pĂ©riode de plusieurs jours Ă plusieurs semaines, afin de minimiser le stress thermique. Enfin, le corps est placĂ© dans un dewar cryogĂ©nique pour un stockage Ă long terme.
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MĂȘme sâil est aujourdâhui impossible de rĂ©animer un patient cryoprĂ©servĂ©, certaines recherches indiquent que la cryonie pourrait fonctionner. Des chercheurs ont rĂ©ussi Ă cryoprĂ©server puis rĂ©animer des C. elegans tout en conservant clairement leur mĂ©moire. Dâautres ont cryoprĂ©servĂ© puis rĂ©chauffĂ© un rein de lapin â une procĂ©dure rĂ©cemment reproduite avec succĂšs chez le rat. Lâorgane transplantĂ© a dĂ©montrĂ© une fonctionnalitĂ© complĂšte.
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MalgrĂ© cela, il faut reconnaĂźtre que la question de savoir si, quand et dans quel Ă©tat les patients cryoprĂ©servĂ©s pourraient ĂȘtre rĂ©animĂ©s reste spĂ©culative. Pour quâune rĂ©animation soit possible, plusieurs problĂšmes fondamentaux et techniques doivent ĂȘtre rĂ©solus : la formation de glace, la toxicitĂ©, la technologie de rĂ©chauffement, ainsi que les rĂ©parations cellulaires et molĂ©culaires. Il pourrait Ă©galement exister des « inconnues inconnues », câest-Ă -dire des Ă©lĂ©ments qui ne sont pas actuellement conservĂ©s mais qui devraient lâĂȘtre (ou diffĂ©remment) pour que la rĂ©animation soit possible, mĂȘme en principe. Le livre Cryostasis Revival: The Recovery of Cryonics Patients through Nanomedicine de Robert A. Freitas Jr. est recommandĂ© pour approfondir ce qui serait nĂ©cessaire Ă une rĂ©animation et comment elle pourrait ĂȘtre rendue possible (voir alcor.org/cryostasis-revival).
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Ătant donnĂ© quâil est incertain que les patients cryoprĂ©servĂ©s puissent un jour ĂȘtre rĂ©animĂ©s, la question se pose : est-il Ă©thique de proposer lâoption de cryoprĂ©servation â et si oui, commentâŻ?
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La cryonie comme "dernier recours"
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Tout dâabord, il est important de noter que la cryoprĂ©servation nâest proposĂ©e quâen dernier recours. Elle est exclusivement pratiquĂ©e aprĂšs la dĂ©claration lĂ©gale de dĂ©cĂšs, lorsque toutes les autres interventions mĂ©dicales ont Ă©chouĂ© Ă maintenir le patient en vie.
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Il existe certains prĂ©cĂ©dents mĂ©dicaux et juridiques qui permettent de prendre des dĂ©cisions dans des situations similaires. Bien quâils ne soient pas directement comparables, ils donnent des indications sur la maniĂšre dâagir dans ces cas. Le principe du «âŻCompassionate UseâŻÂ» (Ă©galement appelĂ© accĂšs Ă©largi, accĂšs prĂ©coce, etc.) permet Ă des personnes atteintes de maladies graves ou mortelles dâavoir accĂšs Ă des traitements mĂ©dicaux non encore approuvĂ©s. Dans certains pays europĂ©ens (comme lâAllemagne, le Royaume-Uni, lâAutriche ou lâEspagne), le gouvernement est mĂȘme tenu de prendre en charge le coĂ»t de ces traitements expĂ©rimentaux pour les personnes rĂ©pondant Ă certains critĂšres. Le «âŻRight to Try ActâŻÂ» aux Ătats-Unis Ă©tablit un prĂ©cĂ©dent similaire, en donnant aux patients en phase terminale le droit dâaccĂ©der Ă de nombreux traitements qui nâont pas encore terminĂ© le processus dâapprobation de la FDA.
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Bien que ces exemples soient encadrĂ©s par certains mĂ©canismes rĂ©glementaires et dâapprobation, on peut soutenir que la cryoprĂ©servation humaine repose sur une logique comparable. En principe, il devrait revenir Ă lâindividu de dĂ©cider quelle option potentiellement prolongatrice de vie il souhaite tenter, lorsque toutes les autres ont Ă©chouĂ©. De plus, dans le cas de la cryoprĂ©servation, aucun fonds public (dans aucun pays) nâest utilisĂ© pour financer lâintervention. Le coĂ»t de la procĂ©dure est entiĂšrement Ă la charge de la personne qui souhaite y avoir recours.
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Ce droit a Ă©tĂ© confirmĂ© par des dĂ©cisions de justice dans certains pays, comme celle rendue par la Haute Cour du Royaume-Uni, qui a accordĂ© Ă une jeune fille de 14 ans en fin de vie le droit dâĂȘtre cryoprĂ©servĂ©e, Ă©tablissant ainsi un prĂ©cĂ©dent juridique reconnaissant la cryoprĂ©servation comme une option de fin de vie valide.
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Enfin, et surtout dans les pays occidentaux, la sociĂ©tĂ© repose sur le principe fondamental selon lequel les individus peuvent faire un large Ă©ventail de choix tant quâils ne portent pas atteinte aux autres. La cryoprĂ©servation humaine nâimpacte que les finances et le corps de la personne qui choisit dây avoir recours. Elle nâa donc quâun potentiel minime de causer du tort Ă dâautres individus ou Ă la sociĂ©tĂ© dans son ensemble.
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Facteurs Ă prendre en compte
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Le consentement éclairé
Un principe fondamental de lâĂ©thique et du droit mĂ©dical est le consentement Ă©clairĂ©, qui stipule quâun patient doit disposer dâinformations suffisantes et dâune comprĂ©hension adĂ©quate avant de prendre des dĂ©cisions concernant ses soins mĂ©dicaux. Cela inclut la comprĂ©hension et lâaccord concernant :
a) la nature de la procédure,
b) les risques et les bénéfices de la procédure,
c) les alternatives raisonnables,
d) les risques et bénéfices de ces alternatives.
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Pour les procédures expérimentales non standard, garantir un véritable consentement éclairé est particuliÚrement important. La cryopréservation entre clairement dans cette catégorie.
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Pour que le consentement éclairé soit valide dans le cadre de la cryopréservation, le membre ou patient doit comprendre les éléments suivants :
- Personne ne peut dire quand la rĂ©animation aprĂšs cryoprĂ©servation sera possible, ni mĂȘme si elle lâest en principe.
- MĂȘme si la rĂ©animation est thĂ©oriquement possible, la qualitĂ© individuelle de prĂ©servation pourrait ĂȘtre faible, lâorganisation pourrait cesser ses activitĂ©s, ou des facteurs externes pourraient empĂȘcher toute tentative de rĂ©animation.
- MĂȘme si la rĂ©animation est possible, elle pourrait entraĂźner des limitations physiques ou mentales causĂ©es par la cryoprĂ©servation ou la procĂ©dure de rĂ©animation.
- La cryoprĂ©servation est coĂ»teuse et doit ĂȘtre financĂ©e entiĂšrement par la personne concernĂ©e.
- Le fonctionnement de la procĂ©dure, y compris le stockage Ă long terme et la rĂ©animation potentielle, doit ĂȘtre compris.
- Les personnes qui sâinscrivent pour une cryoprĂ©servation ont une responsabilitĂ© rĂ©elle pour sâassurer que leur prĂ©servation puisse ĂȘtre rĂ©alisĂ©e, et ce avec un niveau de qualitĂ© Ă©levĂ©.
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Assurer le consentement Ă©clairĂ© nâest pas la responsabilitĂ© de la personne qui sâinscrit, mais celle de lâorganisation qui fournit le service, tout comme un mĂ©decin est tenu de garantir le consentement Ă©clairĂ© pour une intervention mĂ©dicale.
Dans le cas de la cryoprĂ©servation, ce consentement est particuliĂšrement complexe, car les risques et bĂ©nĂ©fices ne peuvent ĂȘtre quâestimĂ©s. Il ne sera probablement pas possible de fournir une description complĂšte de ces Ă©lĂ©ments pendant plusieurs dĂ©cennies â voire uniquement aprĂšs que des rĂ©animations aient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es avec succĂšs au moins quelques fois.
Bien que cela rende le processus de consentement Ă©clairĂ© plus difficile, ce nâest pas fondamentalement diffĂ©rent des cas relevant du Compassionate Use ou du Right to Try Act, oĂč des informations prĂ©cises sur les rĂ©sultats ne sont pas non plus disponibles.
Dâun point de vue pratique, garantir un consentement Ă©clairĂ© pour la cryoprĂ©servation est un processus en plusieurs Ă©tapes, qui ne dispose pas encore de normes largement reconnues comme câest le cas en mĂ©decine (oĂč elles sont dâailleurs lĂ©galement obligatoires).
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Nous proposons de combiner les méthodes suivantes :
- Fournir des informations complĂštes mais faciles Ă comprendre dĂ©crivant la procĂ©dure, les risques internes, les risques externes, les bĂ©nĂ©fices et les scĂ©narios dâĂ©chec potentiels. (Exemple : https://www.tomorrow.bio/informed-consent)
- Donner la possibilitĂ© dâapprofondir davantage en cas de questions ou de doutes persistants.
- Tenter dâorganiser des conversations individuelles avec les personnes intĂ©ressĂ©es par lâinscription afin de mieux comprendre leur Ă©tat dâesprit et leur niveau de comprĂ©hension du sujet.
- Inclure les informations pertinentes dans le contrat de cryopréservation ou en annexe.
- Ne jamais prĂ©senter â ni explicitement ni implicitement â la cryoprĂ©servation comme autre chose quâune simple possibilitĂ© de rĂ©animation future (ne pas laisser entendre que le succĂšs est probable, certain ou garantiâŠ).
- Sâassurer que la personne comprend clairement que les probabilitĂ©s de succĂšs et les dĂ©lais sont inconnus.
LâĂ©lĂ©ment clĂ© est la combinaison de toutes ces approches. Une ou deux dâentre elles ne doivent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme suffisantes. Toutes doivent ĂȘtre proposĂ©es, et Ă lâexception des entretiens individuels (qui sont difficiles Ă rendre obligatoires), elles devraient ĂȘtre exigĂ©es.
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Coût
Dans le passĂ©, actuellement, et probablement encore pour longtemps, la cryoprĂ©servation reste prohibitivement coĂ»teuse pour une grande partie de la population. Le coĂ»t dâune cryoprĂ©servation corporelle complĂšte se situe gĂ©nĂ©ralement autour de 200âŻ000 EUR/USD, selon le prestataire. Il existe des options plus abordables, mais elles impliquent souvent â en moyenne â des compromis sur la qualitĂ©, ce qui ne devrait pas ĂȘtre la solution face au problĂšme du coĂ»t Ă©levĂ©. Dâautres options, qui consistent Ă ne prĂ©server que le cerveau ou la tĂȘte, coĂ»tent environ 60âŻ000 Ă 90âŻ000 EUR/USD.
Deux questions principales se posent à propos du coût :
a) Est-il acceptable quâune personne dĂ©pense dâimportantes sommes dâargent pour sa propre cryoprĂ©servation alors que dâautres causes pourraient gĂ©nĂ©rer plus dâannĂ©es de vie ajustĂ©es par la qualitĂ© (QALYs) ?
b) Quelle est la responsabilité du prestataire de cryopréservation concernant les coûts ?
(à noter : certains arguments suggÚrent que la cryopréservation pourrait justement conduire à une augmentation importante des QALYs.)
En médecine, un débat existe depuis longtemps sur ce que la société peut ou doit financer pour prolonger la vie dans les cas de maladies en phase terminale. Dans la pratique, la plupart des sociétés occidentales dépensent des sommes considérables, avec une part énorme des coûts de santé concentrée sur les derniÚres années de vie.
Au-delĂ de ces dĂ©penses publiques (par exemple via les systĂšmes dâassurance maladie), la sociĂ©tĂ© accepte quâun individu dĂ©pense, en thĂ©orie, la totalitĂ© de son propre argent pour tenter de prolonger sa vie avec des traitements expĂ©rimentaux. De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, on considĂšre habituellement que chaque individu est libre de dĂ©cider comment il utilise ses ressources financiĂšres.
Tant quâil est acceptable dâutiliser son argent pour financer des traitements expĂ©rimentaux contre le cancer, ou â de façon plus extrĂȘme â pour acheter une deuxiĂšme voiture de luxe, alors la cryoprĂ©servation doit logiquement ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme acceptable Ă©galement. Tout le monde ne la jugera pas «âŻnĂ©cessaireâŻÂ», de la mĂȘme maniĂšre quâune voiture de luxe ne lâest pas, mais elle est gĂ©nĂ©ralement jugĂ©e socialement acceptable.
En revanche, nous estimons que la cryoprĂ©servation ne devrait pas ĂȘtre prise en charge par des systĂšmes de santĂ© publics ou Ă©quivalents tant que son efficacitĂ© nâest pas prouvĂ©e. Ces systĂšmes sont censĂ©s optimiser les rĂ©sultats moyens (souvent mesurĂ©s en QALYs) et imposent un niveau Ă©levĂ© de preuve avant remboursement.
Quoi quâil en soit, il est impĂ©ratif de faire baisser le coĂ»t de la cryoprĂ©servation. De la mĂȘme maniĂšre quâil est inacceptable (mais malheureusement presque inĂ©vitable pour le moment) que certains traitements mĂ©dicaux soient rĂ©servĂ©s aux plus riches, il est inacceptable que la cryoprĂ©servation exige une richesse personnelle importante. IdĂ©alement, le choix de la cryoprĂ©servation ne devrait dĂ©pendre que dâune rĂ©flexion individuelle sur ses valeurs et prioritĂ©s, et non de ses moyens financiers.
Malheureusement, il est probable que cet idĂ©al ne soit pas atteignable avant de nombreuses annĂ©es, voire dĂ©cennies. En thĂ©orie, la cryoprĂ©servation pourrait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e Ă trĂšs faible coĂ»t si elle Ă©tait pratiquĂ©e Ă grande Ă©chelle â mais câest justement ce facteur dâĂ©chelle qui pose problĂšme. Actuellement, moins de 50 cryoprĂ©servations sont effectuĂ©es chaque annĂ©e par lâensemble des prestataires, ce qui est trĂšs insuffisant pour faire baisser les coĂ»ts de maniĂšre significative.
Petit apartĂ© sur les principaux postes de coĂ»t dâune cryoprĂ©servation :
- LâĂ©quipe mĂ©dicale / SST
- Lâazote liquide
- Le personnel pour lâentretien du stockage Ă long terme
- Les coĂ»ts dâinfrastructure de lâinstallation (au prorata)
Ă long terme, si plusieurs centaines ou milliers de cryoprĂ©servations Ă©taient rĂ©alisĂ©es dans une mĂȘme rĂ©gion (par exemple en Europe), tous ces coĂ»ts pourraient diminuer dâun ordre de grandeur. Le coĂ»t de lâazote liquide, par exemple, serait rĂ©duit avec des rĂ©servoirs plus grands (voire des installations Ă lâĂ©chelle dâune piĂšce). Les coĂ»ts de personnel et dâĂ©quipe mĂ©dicale seraient rĂ©partis entre beaucoup plus de patients, et les infrastructures reprĂ©senteraient un investissement initial quasi unique, avec des coĂ»ts marginaux faibles par patient supplĂ©mentaire.
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Ă toutes fins utiles, nous devons partir du principe que le changement dâĂ©chelle ne permettra pas de rĂ©duire les coĂ»ts de maniĂšre significative dans un avenir proche. Il devrait nĂ©anmoins ĂȘtre de la responsabilitĂ© des fournisseurs de cryoprĂ©servation de rendre ce service accessible indĂ©pendamment du niveau de richesse.
Il existe trois voies fondamentales pour faire baisser les coûts :
- CroĂźtre aussi rapidement que possible afin dâatteindre lâĂ©chelle Ă©voquĂ©e prĂ©cĂ©demment.
- Adapter les procĂ©dures ou le modĂšle sans rĂ©duction significative de la qualitĂ© de prĂ©servation, sur la base des meilleures estimations actuelles. Certaines approches relĂšvent probablement de cette catĂ©gorie et devraient ĂȘtre mises en Ćuvre par les fournisseurs.
- Proposer des options à coût réduit, comme la préservation du seul cerveau (neuro preservation).
Ă cela peuvent sâajouter d'autres mĂ©canismes de compensation, comme :
- Un modÚle fondé sur les ressources, dans lequel les membres les plus fortunés paient davantage afin de subventionner des cryopréservations à faible revenu.
- Accepter ou soutenir des cas de cryoprĂ©servation pro bono (sur critĂšres sociaux), Ă condition que cela nâaffecte pas la stabilitĂ© Ă long terme de lâorganisation â par exemple, en recourant Ă des sites de stockage tiers financĂ©s par des dons.
Il existe Ă©galement la possibilitĂ© dâadapter les procĂ©dures avec une rĂ©duction potentielle de la qualitĂ© de prĂ©servation. Certaines formes de cryoprĂ©servation peuvent ĂȘtre rĂ©alisĂ©es Ă partir de 10âŻ000 EUR, mais au prix dâune baisse significative de qualitĂ© en moyenne, ainsi que de moindres fonds pour lâentretien Ă long terme. Avec plus de financement, la qualitĂ© peut ĂȘtre augmentĂ©e par paliers successifs â avec un seuil critique autour de 30âŻ000 Ă 50âŻ000 EUR, selon la distance Ă une installation de cryoprĂ©servation.
Comme il est impossible aujourdâhui de savoir quel degrĂ© de dommage pourra ĂȘtre rĂ©parĂ© dans le futur, ni Ă quoi ressembleront les scĂ©narios de rĂ©animation possibles (le livre Cryostasis Revival de Robert Freitas apporte des indications positives Ă ce sujet), on peut dĂ©fendre lâidĂ©e que la cryoprĂ©servation devrait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e mĂȘme Ă un niveau de qualitĂ© infĂ©rieur Ă lâidĂ©al, sâil nâexiste pas dâautre option rĂ©aliste.
La question complexe ici est celle du consentement éclairé :
Il faut que cela soit clairement expliquĂ©, notamment que toute baisse de qualitĂ© peut ĂȘtre extrĂȘmement prĂ©judiciable, et que certains chercheurs estiment quâune qualitĂ© trop faible rendrait toute rĂ©animation impossible.
Une telle option ne devrait probablement pas ĂȘtre proposĂ©e dans une logique dâ«âŻĂ©conomieâŻÂ», mais uniquement dans les cas oĂč la prĂ©servation ne serait autrement pas rĂ©alisable du tout.
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Communication publique / ActivitĂ©s de âmarketingâ
Si l'on prend en compte la morale, proposer des services de cryoprĂ©servation est diffĂ©rent de faire du marketing pour ces services. En effet, le marketing, au sens traditionnel de « pousser quelquâun Ă faire quelque chose », ne devrait pas ĂȘtre pratiquĂ©, car cela irait Ă lâencontre de lâexigence de consentement Ă©clairĂ©. Le « marketing » devrait plutĂŽt viser Ă informer sur le sujet de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, sur la disponibilitĂ© du service, et Ă rester disponible pour des discussions et des questions.
En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, plus lâaudience est large et plus les activitĂ©s doivent ĂȘtre restrictives, selon les canaux utilisĂ©s. Par exemple, sur des canaux de performance (comme Google Ads) et en fonction des mots-clĂ©s sĂ©lectionnĂ©s et du ciblage, on peut supposer que les personnes qui effectuent des recherches sur le sujet disposent dĂ©jĂ dâun certain niveau de connaissance prĂ©alable leur permettant de prendre une dĂ©cision Ă©clairĂ©e. En revanche, sur des canaux Ă large portĂ©e comme la tĂ©lĂ©vision ou les relations publiques, il faut supposer quâun nombre significatif de personnes entendront parler du sujet pour la premiĂšre fois (du moins de maniĂšre concrĂšte), ce qui nĂ©cessite une approche de communication encore plus neutre.
La question demeure : les informations de consentement Ă©clairĂ© doivent-elles ĂȘtre entiĂšrement incluses dans les messages de communication publique / marketing ? Ou est-il suffisant que le consentement Ă©clairĂ© soit assurĂ© au moment de la signature de lâaccord ?
Toute communication publique ne devrait probablement pas ĂȘtre totalement dĂ©pourvue dâinformations de type consentement Ă©clairĂ©. Cela est dâautant plus important si lâon utilise des canaux Ă large portĂ©e.
Il existe des prĂ©cĂ©dents en mĂ©decine avec une grande diversitĂ© dâapproches selon les pays. Dans certains pays, le marketing pour des traitements mĂ©dicaux ou des mĂ©dicaments est fortement restreint, et la dĂ©cision de recommander une option thĂ©rapeutique revient presque exclusivement au mĂ©decin traitant. Dans dâautres pays, le marketing est beaucoup plus courant, voire agressif (par exemple, le marketing mĂ©dical ou pharmaceutique aux Ătats-Unis). Bien que certaines mentions lĂ©gales doivent y ĂȘtre incluses, elles ne rĂ©pondent pas aux critĂšres dâun vĂ©ritable consentement Ă©clairĂ©. Dans ces cas, le consentement Ă©clairĂ© doit ĂȘtre obtenu par le mĂ©decin avant la mise en Ćuvre du traitement.
Lorsquâun « chemin dâaccĂšs » Ă©tabli existe (par exemple, via des mĂ©decins), il est possible dâĂȘtre trĂšs restrictif sur ce qui est autorisĂ© dans la communication publique. Mais dans le cas de la cryoprĂ©servation, ce chemin nâexiste pas encore. Ne pas faire de communication publique ou de marketing aurait pour effet que certaines personnes, qui auraient pourtant donnĂ© un consentement Ă©clairĂ© complet, nâentendraient jamais parler du sujet, ce qui peut aussi poser un problĂšme moral.
La communication publique / le marketing expose davantage de personnes au sujet â ce qui est Ă©videmment nĂ©cessaire pour quâelles puissent ensuite peser le pour et le contre, et prendre une dĂ©cision Ă©clairĂ©e. En fin de compte, les organisations doivent trouver un Ă©quilibre entre une communication trop prĂ©sente ou trop absente.
MĂȘme si la communication publique / le marketing est sans doute nĂ©cessaire, acceptable ou utile Ă un certain degrĂ©, les fournisseurs de biostase devraient aborder le sujet avec prudence. Ils devraient notamment Ă©viter tout langage ou message qui pourrait donner un faux sentiment de certitude quant aux chances de succĂšs de la cryoprĂ©servation et de la rĂ©animation ultĂ©rieure.
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Structure organisationnelleâ
AprĂšs qu'une personne sâest inscrite pour ĂȘtre cryoprĂ©servĂ©e aprĂšs son dĂ©cĂšs (lĂ©gal), câest Ă lâorganisation quâil revient de sâassurer que le patient reste en cryostase pour une durĂ©e indĂ©finie, jusquâĂ ce quâil soit (potentiellement) possible, dans le futur, dâinverser le processus et de restaurer sa vie.
Bien que le patient doive contribuer Ă cette stabilitĂ© et cette sĂ©curitĂ© â par exemple, en sâassurant que tous les documents sont en ordre (contrat de cryoprĂ©servation, etc.) â, comme pour le consentement Ă©clairĂ©, cela reste ultimement la responsabilitĂ© de lâorganisation.
Quatre éléments sont essentiels à une structure organisationnelle responsable :
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- Le stockage doit ĂȘtre exclusivement assurĂ© par des organisations Ă but non lucratif.
Les organisations Ă but lucratif ne sont pas conçues pour exister pendant, potentiellement, des centaines dâannĂ©es, et peuvent difficilement garantir une continuitĂ© de mission Ă long terme. - Il doit exister une structure de gouvernance solide pour sâassurer que les intĂ©rĂȘts des patients prĂ©servĂ©s soient Ă©quitablement reprĂ©sentĂ©s. Cette mission et cet alignement doivent ĂȘtre gravĂ©s dans le marbre, par exemple dans des statuts pratiquement inaltĂ©rables.
Il devrait aussi exister une liste stricte de critĂšres pour toute personne souhaitant participer Ă la gestion de lâorganisation :- avoir une longue expĂ©rience dans le domaine de la biostase,
- ne pas avoir dâintĂ©rĂȘt financier,
- et surtout, ĂȘtre soi-mĂȘme inscrit pour ĂȘtre cryoprĂ©servĂ©.
- Il doit y avoir un plan financier stable et solide, pour garantir que lâorganisation puisse fonctionner pendant des dĂ©cennies, des siĂšcles, voire plus.
Par exemple, les fonds nĂ©cessaires Ă lâentretien de la cryoprĂ©servation (principalement le coĂ»t de lâazote liquide, le personnel, lâinfrastructure) doivent ĂȘtre financĂ©s par les intĂ©rĂȘts / rendements gĂ©nĂ©rĂ©s Ă partir dâun fonds dĂ©diĂ© Ă la conservation des patients, investi dans des actifs Ă faible risque.
Cela est nĂ©cessaire car on ne sait pas quand une rĂ©animation pourrait ĂȘtre possible, donc les financements doivent pouvoir durer indĂ©finiment. - Il doit exister une sĂ©paration claire entre les opĂ©rations quotidiennes et le stockage Ă long terme.
La gestion juridique et financiĂšre des fonds des patients pour la cryoprĂ©servation Ă long terme devrait ĂȘtre confiĂ©e Ă une entitĂ© construite spĂ©cialement pour cela, et qui ne fait rien dâautre.
Dans la majorité des cas, une fondation ou une fiducie (trust) est la structure la plus adaptée.
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Recherche et Développement (R&D)
Toute organisation qui propose la cryoprĂ©servation humaine (ou qui participe au domaine dâune quelconque maniĂšre) doit allouer des ressources Ă la recherche et au dĂ©veloppement (R&D). Cela inclut la conduite, le financement et la promotion de la recherche.
Sans un effort massif de recherche, la rĂ©animation des patients cryoprĂ©servĂ©s ne deviendra pas possible â ou seulement si des rĂ©sultats scientifiques extĂ©rieurs Ă la cryoprĂ©servation peuvent ĂȘtre appliquĂ©s Ă la rĂ©animation cryonique.
La recherche (tout comme le consentement Ă©clairĂ©) pourrait ĂȘtre le facteur dĂ©cisif entre une cryoprĂ©servation moralement discutable (voire inacceptable) et une cryoprĂ©servation moralement neutre ou mĂȘme justifiable.
En fonction des ressources disponibles, les activités de recherche devraient couvrir tout ou partie des domaines suivants (certains ne sont pas toujours clairement séparés) :
- ImplĂ©mentation : mise en Ćuvre de connaissances mĂ©dicales ou cryobiologiques existantes dans les procĂ©dures de cryoprĂ©servation.
- Développement / Ingénierie : techniques de perfusion améliorées, nouvelles méthodes de refroidissement pour la stabilisation.
- Recherche appliquée / translationnelle : amélioration des agents cryoprotecteurs (CPA) avec des agents facilitant le passage de la barriÚre hémato-encéphalique, optimisation pour réduire la toxicité.
- Recherche fondamentale : développement de nouvelles techniques de réchauffement cohérentes et uniformes, nouvelles approches pour la conception des CPA.
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Résumé
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Proposer des services liĂ©s Ă la mĂ©decine implique toujours une multitude de considĂ©rations Ă©thiques et morales complexes. La cryoprĂ©servation humaine entre clairement dans cette catĂ©gorie. Les organisations qui offrent ce service doivent Ă©voluer avec rigueur dans un cadre Ă©thique strict. Parmi ces principes, le consentement Ă©clairĂ© est de loin le plus important. Toute personne souhaitant ĂȘtre cryoprĂ©servĂ©e doit comprendre clairement que la cryoprĂ©servation nâest actuellement pas rĂ©versible, quâil nâest pas certain que les dommages puissent ĂȘtre rĂ©parĂ©s Ă lâavenir, et quâon ignore si, quand, et dans quelles conditions une rĂ©animation sera un jour possible.
Dâautres exigences doivent ĂȘtre respectĂ©es, mais si elles le sont de maniĂšre attentive et rigoureuse, les auteurs estiment que la cryoprĂ©servation humaine est aujourdâhui moralement acceptable â voire justifiĂ©e.
Enfin, ce sujet est hautement complexe, et nous souhaitons le discuter avec une communautĂ© plus large. Les opinions varient (souvent fortement), et des Ă©volutions sont Ă prĂ©voir dans les annĂ©es et dĂ©cennies Ă venir. NâhĂ©sitez pas Ă nous contacter si vous souhaitez partager votre point de vue â quâil soit en accord ou en dĂ©saccord avec les positions exprimĂ©es ici.
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Conflits dâintĂ©rĂȘts
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Les auteurs dĂ©clarent les conflits dâintĂ©rĂȘts suivants :
EFK est le fondateur dâune fondation Ă but non lucratif dĂ©diĂ©e Ă la recherche en cryoprĂ©servation (European Biostasis Foundation), ainsi que dâun fournisseur de cryoprĂ©servation (Tomorrow Bio), dont il est Ă©galement le directeur gĂ©nĂ©ral.
RZ a travaillĂ© prĂ©cĂ©demment pour un fournisseur de cryoprĂ©servation (Tomorrow Bio) et co-administre un serveur communautaire. Tous deux sont Ă©galement titulaires dâun contrat de cryoprĂ©servation.
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